Une méthode pour enseigner la méthode

Aborder les enjeux socioscientifiques afin de démystifier la démarche scientifique

Frédéric Parrot et Caroline Dupont, Cégep de Sainte-Foy

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Les enjeux socioscientifiques nous touchent au quotidien en tant que citoyennes et citoyens. L’électrification des transports, l’encadrement de la pêche commerciale ou l’utilisation de pesticides en agriculture sont autant de thématiques qui soulèvent des questions complexes reposant sur des notions scientifiques en évolution. Afin d’outiller les étudiantes et étudiants du programme Sciences de la nature à répondre à de telles questions, nous offrons depuis plusieurs années un cours articulé autour de tels enjeux. Le cours Environnement permet de vivre la science comme une méthode plutôt que comme une somme de connaissances. Par le fait même, sa structure ouvre la voie pour expérimenter des méthodes d’évaluation peu courantes dans les cours de sciences au collégial, comme l’évaluation du processus.

Mieux comprendre les mécanismes et les frontières de la science

Aller au-delà des « sciences exactes »

Au cours des deux dernières années et demie, la Science – avec son imposante majuscule – s’est retrouvée sur la sellette dans les médias. Pour gérer la pandémie, le politique a affirmé, répété et martelé qu’il « écoutait la Science ». Une Science qui s’est révélée, au grand étonnement de plusieurs, parfois hésitante et controversée, souvent entachée d’incertitude et toujours évolutive. Assistait-on en direct à l’érosion des certitudes scientifiques parce que des faits contradictoires étaient publiés périodiquement pendant qu’on dévoilait l’intimité de SARS-CoV-2 et qu’on s’intéressait à des nouveautés comme l’efficacité de l’utilisation généralisée du port du masque d’intervention? Dans ce contexte, certains ont remis en doute la pertinence de la science dans la gestion de crise. Quelle légitimité les scientifiques avaient-ils (virologues, infectiologues, immunologistes, psychologues, etc.) à prendre publiquement la parole pour influencer les décisions politiques si la Science était aussi subjective que le point de vue de n’importe quelle blogueuse, de n’importe quel commentateur de l’actualité? Pour une frange de la population, la Science semblait ne devoir exister que si elle énonçait des vérités absolues. Et puisque, visiblement, elle ne le faisait pas, elle était condamnée à la faillite et au silence.

À notre avis, cette crise de la science découle d’abord d’une mauvaise compréhension de ce qui caractérise l’activité scientifique. La science est trop souvent vue comme une somme de connaissances vérifiables, vérifiées et par conséquent, immuables. La Terre est ronde. F = m•a. Un système chimique à l’équilibre s’oppose partiellement à une modification qu’on lui impose. Mais si elle est perçue ainsi, c’est que nous, enseignantes et enseignants, la dépeignons fréquemment comme telle devant nos classes (Fisher, 2011). Nous demandons généralement à nos étudiantes et étudiants de résoudre des problèmes simples, c’est-à-dire des problèmes qui, aussi compliqués soient-ils, n’admettent qu’une seule (bonne) réponse. Alors que la réalité est foncièrement complexe et appelle des réponses multiples et nuancées.

Afin de révéler cette science en action, cette science de terrain, nous avons développé un cours facultatif structuré sur le modèle des ilots de rationalité interdisciplinaires (Pouliot et Groleau, 2011) dans lequel un enjeu socioscientifique d’actualité devient le sujet d’étude commun à toute la classe. La construction d’un ilot de rationalité interdisciplinaire est une méthode pédagogique qui permet de répondre à la question « de quoi s’agit-il? » au sujet d’une question controversée. Très brièvement, l’exercice consiste à recueillir suffisamment d’information crédible sur un sujet pour prendre position de manière éclairée.

Miser sur la multidisciplinarité et le jugement de valeur

Le cours s’adresse à des étudiantes et étudiants collégiaux de deuxième année en Sciences de la nature. Chaque session, le duo d’enseignantes ou d’enseignants titulaires du cours choisit un enjeu d’actualité. Les titulaires appartiennent à deux disciplines distinctes du programme (biologie et chimie ou physique). Dans tous les cas, l’enjeu conduit les étudiants et étudiantes, au terme d’une démarche de recherche encadrée s’échelonnant sur 14 semaines, à produire un texte argumentatif dans lequel ils doivent prendre position de manière éclairée. Cette prise de position peut prendre la forme d’une recommandation ou d’un réquisitoire « pour » ou « contre » la réalisation d’un projet. Dans les années passées, les étudiantes et étudiants ont par exemple dû se prononcer en faveur ou en défaveur de la construction de l’oléoduc Énergie Est de TransCanada ou présenter deux recommandations afin de diminuer les impacts environnementaux négatifs causés par les activités agricoles et agroalimentaires au Québec.

Voici un extrait de la consigne remise à la session d’automne 2020 pour le texte argumentatif en lien avec les activités agricoles et agroalimentaires au Québec :

« La réflexion prend la forme d’une présélection de recommandations et d’arguments à l’aide des fiches synthèses produites par toutes les équipes de la classe. Puis, en faisant preuve de jugement, vous sélectionnez deux recommandations et, pour chacune de celles-ci, deux arguments qui l’appuient. Afin de démontrer votre esprit critique, vous choisissez également un argument en défaveur de votre recommandation, que vous devrez réfuter par un troisième argument favorable. De plus, vous associez à chacun des arguments un exemple permettant d’illustrer vos propos. »

On remarque qu’aucune discipline scientifique n’est imposée dans le traitement du sujet. Imaginé comme une initiation au décloisonnement qu’exigera l’épreuve synthèse de programme, le cours mise sur la nature multidisciplinaire des problématiques soulevées pour en forcer une analyse intégrée. Une analyse qui, selon la définition du développement durable, va jusqu’à englober des considérations économiques et sociales. Dans ce contexte, les enseignantes et enseignants incarnent moins des spécialistes de contenu que des mentors, des guides dont le rôle est d’aider les étudiants et étudiantes à naviguer dans la littérature scientifique. Les tâches principales des apprenants et apprenantes sont de trouver l’information, de juger de sa crédibilité et de sa pertinence, puis de l’analyser dans un but précis. Bref, il s’agit précisément d’atteindre la compétence visée par le cours, soit « Appliquer une démarche scientifique dans un domaine propre aux sciences de la nature ».

Cette étude d’enjeux socioscientifiques démontre par ailleurs que les sciences de la nature ne sont pas des vases clos. Les avis des scientifiques n’ont d’ailleurs généralement pas d’impacts sociaux réels tant qu’ils n’ont pas été entérinés par la sphère politique – il suffit de penser aux rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) pour s’en convaincre.

La démarche proposée appelle aussi les étudiantes et étudiants à exercer un jugement de valeur – nous entendons l’exercice de ce jugement comme « une prétention à définir ce que nous estimons être le bien pour tous » (Corbeil, 2016). Si l’on relit la consigne citée plus haut, on note : « […] en faisant preuve de jugement, vous sélectionnez deux recommandations […] ». Cette invitation au jugement peut paraitre étonnante dans un cours de science, mais elle est en adéquation avec la position que les personnes diplômées auront à adopter dans leur profession. De plus, elle permet la prise en charge de l’un des buts du programme actuel et d’une des compétences communes de la formation collégiale. En effet, dans le programme de science, sous « Définir son système de valeurs », on trouve que « l’élève doit :

  • reconnaitre et choisir ses valeurs personnelles;
  • se référer à des considérations éthiques et à son système de valeurs dans sa prise de décision et le choix de ses comportements ».

Dans la description de la compétence commune de la formation collégiale « Exercer son sens des responsabilités », on lit :

« Il [l’élève] fait preuve d’éthique et d’intégrité, exerce son jugement critique et s’engage pleinement sur les plans personnel, social et professionnel. » (MEES, 2016)

Finalement, dans la rédaction d’un texte argumentatif, les étudiants et étudiantes réinvestissent des habiletés développées dans les cours de philosophie, notamment leur capacité à distinguer des faits, des idées, des affirmations et des arguments.

C’est donc avec l’ambitieux projet de préparer les étudiantes et étudiants à adopter des positions argumentées et nuancées sur des enjeux socioscientifiques que le cours a été imaginé. Voyons maintenant par quels moyens concrets nous entendons atteindre cette cible.

Enseigner la démarche scientifique : une méthode pour enseigner la méthode

Miser sur le processus

La démarche scientifique est en soi un processus, une méthode itérative qui implique de faire des choix en laissant une place à l’erreur. Les activités pédagogiques qui visent à faire vivre cette démarche devraient donc s’inscrire dans la durée et mobiliser le groupe. Pour atteindre ces objectifs, nous proposons la réalisation d’un seul projet d’envergure pour l’ensemble du cours et planifions l’échéancier de manière telle que la structure globale de la session reproduit les grandes étapes de la démarche scientifique et celles des ilots de rationalité interdisciplinaires (figure 1).

 

 

Les étudiantes et étudiants ont ainsi l’occasion d’entreprendre une démarche de recherches ou d’expérimentations qui les amène à poser différentes questions et à déployer les moyens nécessaires pour y répondre. L’ampleur du projet requiert une collaboration en équipe. Durant la session, de petits groupes de trois ou quatre personnes traitent d’un aspect particulier de la problématique globale sélectionnée. Chaque groupe devient dès lors expert d’une facette précise de l’enjeu soulevé. Dans ce contexte, le regard que porte l’enseignante ou l’enseignant sur le travail des étudiantes et étudiants est alors orienté vers leur progression.

Nous avons adapté les objets et moyens d’évaluation à ce style d’enseignement, qui accorde autant d’importance au processus d’apprentissage qu’aux productions finales exigées. Les étudiantes et étudiants témoignent de l’avancement de leurs travaux en rédigeant notamment des fiches de lecture et des comptes rendus de rencontre. Des grilles d’évaluation critériée, fournies à l’avance à la classe, s’avèrent très utiles pour annoncer les critères d’évaluation (figure 2) et les seuils de réussite. De cette façon, les personnes qui pourraient être déstabilisées par cette approche inhabituelle dans les cours de sciences sont informées et rassurées.

Enseigner le travail d’équipe

De manière générale, l’efficacité du travail d’une équipe dépend du niveau de contribution de chaque membre et de la qualité de la collaboration et de la communication mutuelles. Dans les cours de sciences, les étudiants et étudiantes s’appliquent à travailler en équipe intuitivement, mais nous remarquons qu’ils éprouvent souvent des difficultés. Cela peut se traduire par de la frustration et du désengagement envers la tâche à réaliser. Dans le cours Environnement, nous avons décidé d’enseigner explicitement les modalités d’un travail d’équipe satisfaisant. La formation des équipes est encadrée par une activité de rencontres rapides afin que les étudiantes et étudiants choisissent les membres de leur équipe de manière éclairée selon les caractéristiques de leurs collègues. Pour ce faire, ils remplissent individuellement une fiche de membre pour établir leur profil (forces, limites, intérêts, disponibilités, etc.) et des minirencontres sont orchestrées pour favoriser la connaissance du plus grand nombre de pairs dans la classe. Une fois les équipes composées, les membres tiennent des réunions régulières, avec ou sans les titulaires du cours, pour communiquer de l’information et faire les mises au point nécessaires au bon déroulement du projet. Finalement, une évaluation par les pairs permet, à deux reprises dans la session, de fournir une rétroaction sur la qualité du travail et d’apporter des améliorations, s’il y a lieu.

 

Conclusion

Le cours Environnement, qui amène les étudiantes et étudiants à adopter une position argumentée et nuancée au sujet d’un enjeu socioscientifique, permet de faire vivre la science comme une méthode plutôt que comme une somme de connaissances. Pour ce faire, il mise sur des approches peu usuelles dans le programme Sciences de la nature : multidisciplinarité, jugement de valeur, évaluation du processus d’apprentissage et enseignement explicite des modalités du travail d’équipe. Grâce à cette formule de cours, les professeures et professeurs constatent, session après session, que les étudiants et étudiantes mobilisent avec succès des habiletés intellectuelles de haut niveau pour répondre au défi qui leur est proposé.

À l’aube de l’application du nouveau programme Sciences de la nature, nous avons la conviction que les leçons tirées de cette expérience pédagogique sauront nous inspirer. Nous pensons notamment à un réinvestissement de certains de ces aspects dans le développement de la compétence liée aux cours au choix, dont le troisième élément de compétence est « Démontrer la contribution du domaine [des sciences de la nature] à la compréhension d’enjeux scientifiques » (Gouvernement du Québec, 2021). Voilà une belle occasion de pousser nos étudiants et étudiantes à jouer un rôle de premier plan dans la science et la vie citoyenne d’aujourd’hui et de demain.

 

Références

Corbeil, Y. (2016). Théorie des jugements. Département de philosophie, Cégep de Trois-Rivières. https://philosophie.cegeptr.qc.ca/2016/02/theorie-des-jugements/#ancre9

Fisher, C. N. (2011). Changing the science education paradigm: From teaching facts to engaging the intellect. The Yale Journal of Biology and Medicine, 84(3), 247-251.

Gouvernement du Québec. (2021). Programme d’études préuniversitaires Sciences de la nature.

MEES. (2016). Composantes de la formation générale – Extraits des programmes d’études conduisant au diplôme d’études collégiales (DEC).

Pouliot, C. et Groleau A. (2011). L’approche des îlots de rationalité interdisciplinaires : pour une éducation aux sciences et à la citoyenneté. Pédagogie collégiale, 25(1), 9-14.