Notre cerveau devant l'infodémie COVID-19

Enseigner les biais cognitifs pour aider les élèves à cultiver le doute  

Kassandra L'Heureux, Université de Sherbrooke 

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Introduction

Dans un contexte où les élèves sont invités à prendre position quant à des enjeux scientifiques, comme la crise sanitaire actuelle, il est important de les amener à réfléchir à la qualité et à la provenance de l’information scientifique qui circule et sur les manières dont celle-ci se forme et se transmet. Pour aider les élèves à poser un regard critique, il peut être judicieux de les outiller à reconnaitre leurs biais cognitifs pour mieux cultiver le doute à l’égard de l’information scientifique consultée.

 

Le contexte

La pandémie de COVID-19 a considérablement accéléré la consommation d’actualité scientifique. Depuis décembre 2019, les informations concernant le virus SARS-CoV-2 se propagent à un rythme effréné. Cette évolution rapide des savoirs scientifiques peut causer des disparités dans la qualité de l’information qui circule et semer la confusion quant à la validité des contenus que véhiculent différents médias. Cette confusion peut avoir pour effet de diminuer la confiance de la population, y compris celle de nos élèves, envers les scientifiques. C’est ce que l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) définit comme une « infodémie », c’est-à-dire une surabondance d’informations trompeuses diffusées de manière délibérée (OMS, 2020).

Dans le contexte actuel, il devient alors plus difficile qu’à l’habitude de départager les propos fondés de ceux non fondés scientifiquement. L’opinion publique peut en sortir plus polarisée et faire des enjeux scientifiques des sujets polémiques. Cela semble être le cas de l’origine incertaine de la COVID-19 (Chen, 2021), attribuée par certains à un complot mondial et, par d’autres, à l’évolution, d’un virus provenant de la consommation animale. Ces polémiques sont présentes dans la sphère publique, mais il n’est pas rare qu’elles s’insèrent également dans la salle de classe où les discussions concernant la sécurité des vaccins, par exemple, pourraient provoquer des débats et des tensions.

Qu’il s’agisse des vaccins ou de l’origine du virus de la COVID-19, il est nécessaire de se rappeler et de rappeler à nos élèves que nous sommes tous et toutes susceptibles de nous laisser persuader par des idéologies qui peuvent susciter des controverses. En fait, le psychologue Jan-Wilem Van Prooijen explique que notre cerveau est en partie prédisposé à être conspirationniste (Ouatik, 2021). Il y mentionne que celui-ci se serait adapté pour être à l’affut des complots puisqu’autrefois cette capacité permettait à l’humain de réagir à une situation susceptible de constituer un danger. Certaines zones de notre cerveau, à la recherche du danger potentiel, nous orienteraient vers de fausses interprétations qui découlent de notre tendance à faire des liens là où il n’y en a pas. Il s’agit là d’un des biais cognitifs auxquels nous devons prêter attention afin d’être en mesure de déjouer notre propre cerveau.

 

Les biais cognitifs

Le concept de biais cognitifs prend origine dans les travaux réalisés par Daniel Kahneman et Amos Tversky dans le domaine de l’économie afin d’expliquer certaines tendances de notre cerveau à prendre des décisions irrationnelles (Kahneman et Tversky, 1973). Notre cerveau oriente parfois notre pensée dans des directions trompeuses, qui nous paraissent toutefois logiques, afin de prendre position, justifier une décision ou encore interpréter un évènement (Toscani, 2019). Parmi ces nombreux biais, certains sont plus fréquents que d’autres. Le plus commun est sans doute le biais de confirmation. En effet, comme ce nom l’indique, notre cerveau a tendance à accepter les informations qui confirment nos croyances et à rejeter, voire discréditer celles qui les contredisent. Comme la plupart des biais, il peut s’avérer un puissant atout. Par exemple, lorsque l’on souhaite débattre, il vaut mieux se préparer et être en mesure de chercher des informations qui confirment notre point de vue ainsi que des arguments contre celui de notre voisin. L’inconvénient est toutefois qu’il s’avère plus difficile de changer d’idée, et la confrontation avec des faits qui nous contrarient peut même se révéler désagréable. Il est alors possible que certains choisissent de se retrouver davantage avec des gens qui pensent comme eux. Le neuroscientifique Jonas Kaplan explique d’ailleurs que plus on s’associe à un groupe qui partage notre identité, plus notre sentiment d’appartenance et notre croyance deviennent ancrés en nous (Kaplan, Gimbel et Harris, 2016).

Une fois nos émotions impliquées, un deuxième biais entre en jeu : le biais émotionnel. Ce dernier consiste à être plus enclin à croire une chose qui procure un sentiment agréable et à rejeter des réalités désagréables, malgré les preuves rationnelles du contraire (Kaplan et al., 2016). Ce biais serait à l’origine de plusieurs partages de contenus douteux sur les médiaux sociaux. En effet, un contenu qui engendre une émotion forte, comme la colère ou le dégout, peut mettre notre sens critique en veille et se retrouver sur les réseaux sociaux plus rapidement que nous l’aurions souhaité. C’est dans ce genre de réactions que les créateurs d’articles trompeurs placent leur espoir. En avoir conscience est un excellent début pour reconnaitre que notre cerveau prend parfois des raccourcis et pour s’entrainer à reconnaitre la désinformation.

Cet effort conscient de reconnaitre que nous sommes victimes de nos propres biais cognitifs est essentiel afin d’exercer une vigilance, en particulier en ce qui concerne les médias sociaux. Tout ce qui vient nous atteindre dans nos valeurs, nos émotions ou notre identité devrait être une alerte, un appel à prendre nos précautions. Cette mise en garde est le premier pas vers des stratégies plus concrètes qui peuvent être employées pour exercer un jugement critique envers la source d’information en question. Cependant, bien que ce jugement critique soit souhaitable, il n’est pas automatique et doit plutôt être enseigné explicitement.

 

Enseigner à cultiver le doute

Dès le début du parcours scolaire, le Programme de formation de l’école québécoise (PFEQ) au primaire comprend une démarche de construction d’opinion et d’élaboration d’un argumentaire notamment par l’entremise des cours de science et technologie. Une bonne compréhension des démarches d’investigation scientifique s’avère essentielle pour enseigner cette démarche et pour mieux évaluer la crédibilité de l’information scientifique. Or, la formation initiale en enseignement au primaire accorde peu d’heures à l’éducation scientifique. Les étudiantes et les étudiants doivent généralement obtenir de 3 à 6 crédits relatifs à l’enseignement des sciences et technologies, alors que le programme comporte 120 crédits (Brisson, Moffet, Harvey et al., 2015). Un premier pas pour aborder la construction d’opinion avec les élèves serait de nous interroger sur nos propres valeurs quant aux questions soulevées dans les débats publics. Les spécialistes présents dans les médias abordent des points de vue non consensuels qui touchent des savoirs complexes et qui relèvent de nombreuses disciplines scientifiques. En tant qu’enseignante ou enseignant, nous ne sommes pas des spécialistes, mais nous pouvons encourager les élèves à développer une perspective nuancée et à cultiver un doute raisonnable.

Certaines stratégies peuvent être utilisées pour cultiver le doute, dont l’évaluation de la crédibilité des informations scientifiques. Être capable de reconnaitre une source douteuse et de nommer les critères qui nous permettent de la qualifier ainsi constitue un atout non négligeable. Certains médias s’exercent justement à fournir des ressources pour aider les enseignantes et les enseignants à dépister les fausses nouvelles par une analyse vigilante de certains critères. L’Agence Science-Presse (2021) offre des fiches pédagogiques et des capsules vidéos abordant notamment les biais cognitifs. Les journalistes de l’émission Les décrypteurs de Radio-Canada (2021) fouillent le Web pour donner leur avis sur certaines nouvelles. Ces ressources peuvent être un point de départ pour mieux comprendre comment l’information se construit et se transmet. Le travail réalisé par les journalistes de l’Agence Science-Presse permet de mieux comprendre comment distinguer l’information de l’opinion ou encore de repérer des publicités cachées. Ce sont de tels outils qui permettent d’aborder les informations qu’on trouve sur le Web avec un œil critique et de développer le réflexe de se questionner sur ce qu’on lit ou ce qu’on entend.

Ces ressources sont fort utiles, mais non suffisantes si elles ne s’accompagnent pas de formations qui permettent au personnel enseignant de se sentir à l’aise d’aborder des enjeux socioscientifiques et surtout adéquatement préparé à repérer l’information scientifique pertinente. Une telle formation est par exemple offerte dans le deuxième cours de didactique des sciences et de la technologie en enseignement au primaire à l’Université de Sherbrooke. L’objectif est de permettre aux futurs enseignants et enseignantes d’apprendre à planifier des activités qui traitent de la désinformation scientifique, et ce, dès la formation initiale. Le cours explicite le processus de création de l’information, le processus de validation par les pairs et, en permettant aux étudiantes et aux étudiants de vulgariser des conceptions scientifiques, on leur offre la possibilité d’être en contact direct avec une classe du primaire. L’intention n’est pas de présenter les connaissances scientifiques comme irréfutables, mais bien au contraire d’encourager la population étudiante à y voir des propositions « éprouvées » comme le mentionne le Pr Potvin, c’est-à-dire que ces propositions sont acceptées par une communauté entière sur une base continue (Potvin, 2011).  

 

En conclusion

Le contexte d’« infodémie » COVID-19 nous invite à réfléchir aux façons dont nous nous informons et à développer le réflexe de valider les informations que nous transmettons autant à nos proches qu’à nos élèves ou à nos étudiantes et étudiants. Plusieurs outils sont à notre disposition pour tenter de contrer les biais de notre cerveau. Le doute et le jugement critique sont des armes de choix pour combattre l’envie de partager des informations qui viennent chercher nos émotions. S’en tenir aux faits est un exercice qui permet de faciliter le discours et d’éviter de tomber dans l’opinion. Il est tout à fait souhaitable que ces habiletés intellectuelles soient abordées en classe de sciences pour espérer amoindrir les impacts éducatifs et sociaux de la désinformation.

 

RÉFÉRENCES

Agence Science-Presse. (2021). Outils et ressources. Repéré à https://www.sciencepresse.qc.ca/outils-et-ressources

Brisson, G., Moffet, J.-D., Harvey, M.-F., Batiotila, N., ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport  et Conseil supérieur de l’éducation. (2015). L’enseignement de la science et de la technologie au primaire et au premier cycle du secondaire : Avis à la ministre de l’Éducation, du Loisir et du Sport. Repéré à http://public.ebookcentral.proquest.com/choice/publicfullrecord.aspx?p=3297197

Chen, L. (10 février 2021). À Wuhan l’OMS reste sur sa faim concernant l’origine de la Covid-19. Repéré à https://www.ledevoir.com/monde/asie/594882/a-wuhan-l-equipe-de-l-oms-se-cantonne-a-des-hypotheses-sur-l-origine-du-coronavirus

Kahneman, D. et Tversky, A. (1973). Availability: A heuristic for judging frequency and probability. Cognitive Psychology, 5(2), 207-232.

Kaplan, J., Gimbel, S. et Harris, S. (2016). Neural correlates of maintaining one’s political beliefs in the face of counterevidence. Scientific Reports, 6, 39589. https://doi.org/10.1038/srep39589

Organisation mondiale de la Santé (OMS). (2020). Gestion de l’infodémie sur la COVID-19 : Promouvoir des comportements sains et atténuer les effets néfastes de la diffusion d’informations fausses et trompeuses. Repéré à https://www.who.int/fr/news/item/23-09-2020-managing-the-covid-19-infodemic-promoting-healthy-behaviours-and-mitigating-the-harm-from-misinformation-and-disinformation

Ouatik, B. (10 janvier 2021). Nous sommes prédisposés à être conspirationnistes. Repéré à https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1761625/cerveau-conspirations-complots-covid-19

Potvin, P. (11 janvier 2021). Crise de confiance à l’égard des sciences : que peut faire l’école?  Repéré à https://theconversation.com/crise-de-confiance-a-legard-des-sciences-que-peut-faire-lecole-152306

Radio-Canada. (2021). Les décrypteurs. Repéré à https://ici.radio-canada.ca/decrypteurs

Toscani, P. (2019). Les biais cognitifs : entre nécessité et danger. Futuribles, 1(1), 73-80https://doi-org.ezproxy.usherbrooke.ca/10.3917/futur.428.0073