Faire face aux idées complotistes

Conversation entre une didacticienne des sciences et une didacticienne d'éthique et culture religieuse 

Audrey Groleau et Sivane Hirsch, Université du Québec à Trois-Rivières 

Sur le même sujet

Art, culture et pêche à la mouche

Kassandra L’Heureux, étudiante au doctorat, Université de Sherbrooke et Valérie Vinuesa, professionnelle de recherche Chaire de recherche pour l’éducation en plein air, Université de Sherbrooke

Lire la suite
Mon Saint-Laurent vu du rivage : s'approprier notre fleuve Saint-Laurent en contexte de classe

Catherine Simard, professeure en didactique des sciences et technologies, Université du Québec à Rimouski, Lucia Savard, enseignante du primaire et professionnelle de recherche, Université du Québec à Rimouski, Mélanie Cantin, coordonnatrice des communications, Technoscience Est-du-Québec et Dominique Savard, directrice générale, Technoscience Est-du-Québec

Lire la suite
La notion de risque

Audrey Groleau, professeure de didactique des sciences et de la technologie, Université du Québec à Trois-Rivières, Irvings Julien, stagiaire postdoctoral, Université du Québec à Trois-Rivières et Marco Barroca-Paccard, professeur de didactique des sciences de la nature, de la biologie et de la durabilité, Haute école pédagogique de Vaud (Suisse)

Lire la suite
Intégrer les systèmes d’information géographique (SIG) dans son enseignement : suggestions pour l’enseignement primaire et secondaire

Camille Binggeli, Université du Québec à Trois-Rivières

Lire la suite
Faire le pont entre la recherche éducative et la pratique enseignante : des communautés de pratique en enseignement des sciences au collégial

Caroline Cormier, Cégep André-Laurendeau, Sean Hughes, Cégep John-Abbott, Karl Laroche et Rys Adams, Cégep Vanier, Véronique Turcotte, Cégep André-Laurendeau, Kevin Lenton, Cégep Vanier, Michael Dugdale, Cégep John-Abbott et Elizabeth Charles, Cégep Dawson

Lire la suite

Les autrices sont respectivement professeure de didactique des sciences et de la technologie et professeure de didactique d’éthique et culture religieuse à l’Université du Québec à Trois-Rivières. Depuis environ cinq ans, elles travaillent en étroite collaboration et réfléchissent presque quotidiennement ensemble à l’enseignement des questions sensibles et d’actualité. Dans cet article, elles discutent de manières dont l’école peut faire face aux idées complotistes à partir d’une anecdote. Elles abordent l’importance de présenter aux élèves une troisième voie, celle qui évite à la fois la dépendance aux personnes expertes et les idées complotistes. Lorsqu’elle choisit cette voie, la personne prend le temps de réfléchir, d’évaluer les idées et les sources d’information et d’user de sa pensée critique. Selon elles, l’école possède tous les outils nécessaires pour amener les jeunes dans cette direction.

Audrey : En novembre dernier, j’ai fait une réaction anormale au vaccin contre l’influenza. Cette réaction, un syndrome oculorespiratoire, est rare et spectaculaire, mais, somme toute, plutôt inoffensive, en ce sens que la plupart des personnes en ayant souffert sont sur pied après 48 heures (De Serres, Grenier, Toth et al., 2003). J’ai tout de même eu une bonne frousse : un transport en ambulance a été nécessaire, tout comme l’injection d’un antihistaminique et une période d’observation de quelques heures à l’hôpital. Deux semaines de congé de maladie s’en sont suivies, en plus de deux autres semaines pour finir de remonter la pente…

Je n’ai pas apprécié cet épisode, mais je l’ai trouvé riche en apprentissages sur divers sujets, en particulier en ce qui concerne la réaction de collègues et de proches lorsque je leur ai raconté mon histoire. En effet, plusieurs personnes m’ont posé la question suivante, souvent à la blague, mais aussi souvent sérieusement : « Toi qui étais provaccin, deviendras-tu antivaccin? » Les deux éléments de la question m’ont surprise : l’idée selon laquelle j’étais provaccin et le risque que je devienne antivaccin.

Sivane : Tu as vu le fait d’être provaccin ou antivaccin comme un faux dilemme?

Audrey : C’est exact. Je n’ai jamais considéré être provaccin ni antivaccin. Je suis généralement pour la vaccination (p. ex. rougeole, tétanos). Je peux toutefois être pour ou être contre l’usage d’un vaccin en particulier en fonction du contexte. À titre d’exemple, la vaccination contre l’influenza n’est généralement pas nécessaire pour les adultes en bonne santé de moins de 65 ans (Organisation mondiale de la Santé, 2018). J’irai par contre me faire vacciner contre la COVID-19, dès que mon groupe d’âge sera appelé, même si ça me fait un peu peur après cet incident...

Sivane : Je comprends tout à fait. Plutôt que de réfléchir en termes d’opposition entre deux postures – provaccin et antivaccin –, tu nous proposes d’analyser chaque vaccin en fonction de soi et de faire un choix adapté à la situation.

Audrey : Oui! Pour moi, il va de soi que l’on gagne à trouver un juste milieu, c’est-à-dire à comprendre les avantages et les inconvénients des vaccins, à exiger qu’on nous fournisse toutes les informations pertinentes au moment de les recevoir, à prendre le temps de réfléchir et à veiller à bien comprendre les risques (très faibles, mais qui peuvent être graves) de se faire vacciner. Je pense qu’on pourrait s’améliorer, comme société, en ce qui concerne le fait de bien informer les gens. J’avais, à titre d’exemple, trois des quatre facteurs de risque associés au syndrome oculorespiratoire (être une femme, ne jamais avoir été vaccinée contre l’influenza, avoir des allergies; le quatrième étant l’âge, et je n’étais pas si loin du groupe d’âge constituant un facteur de risque), mais je n’ai été informée de son existence qu’après avoir lu la liste des effets secondaires possibles du vaccin contre la grippe sur le site du gouvernement du Québec alors que la réaction était bien enclenchée… C’est d’ailleurs moi qui ai informé le médecin à l’urgence de l’existence de ce syndrome. Dans mon cas, je me serais sans doute fait vacciner même si j’avais connu les risques, mais j’aurais eu bien moins peur au moment de l’apparition des symptômes, car j’aurais mieux compris ce qui m’arrivait!

Sivane : Je retiens de ton propos qu’on a tendance à seulement envisager deux voies : la possibilité d’être provaccin ou antivaccin; autrement dit, celle d’adopter ce que disent les personnes expertes sans trop réfléchir et celle, au contraire, de refuser l’ensemble de leurs propos. La troisième voie, celle du questionnement et de la réflexion, est selon moi aussi celle que l’on devrait promouvoir dans les écoles en ce qui concerne les questions qui peuvent être associées à des idées complotistes, c’est-à-dire les idées selon lesquelles divers évènements (souvent, mais pas seulement, des tragédies ou des phénomènes sociaux ayant des conséquences négatives) « se voient présentés comme le produit de la volonté secrète, exclusive, omnipotente et omnisciente d’une minorité organisée » (   Giry, 2017, p. 8). Je ne veux pas prétendre bien sûr que toutes les personnes antivaccins sont complotistes ou que toutes les personnes complotistes sont antivaccins, mais je pense que le lien est tout de même pertinent[i], parce que la solution est identique dans les deux cas : favoriser la voie de la réflexion et du questionnement.

Audrey : En effet. Cette voie rejoint diverses idées, par exemple celle de s’éloigner à la fois de la posture autoritariste – il faut s’en remettre aux experts et aux expertes – et de la posture relativiste – tout se vaut (Groleau, 2019). On reconnait aussi, dans cette troisième voie, l’idée d’adopter un rapport d’empowerment avec les scientifiques plutôt qu’un rapport de dépendance (Groleau, 2017) ou de refus de l’expertise (Collins, 2014). Cette voie me rappelle aussi les propos de la philosophe des sciences Isabelle Stengers (2020), pour qui il est pertinent d’accepter « qu’il n’y a pas lieu de prêter autorité aux lieux communs qui meublent la pensée courante, mais sans pour autant être prêts à renier les aspects de l’existence que leurs propositions faisaient importer ». Autrement dit, le fait que j’aie un peu peur de me faire vacciner contre la COVID-19 après un incident avec un autre vaccin n’est pas complètement irrationnel. Il faut tenir compte de ces réticences, mais surtout de ce sur quoi elles s’appuient. Il ne faut toutefois pas penser que, parce que j’ai vécu un incident difficile après m’être fait vacciner, il faut refuser tous les vaccins. En somme, la pertinence d’adopter une troisième voie est bien documentée du point de vue théorique. Mais en classe, que peut-on faire pour favoriser l’adoption d’une troisième voie?

Sivane : Il faut d’abord garder en tête que de montrer aux jeunes à faire face aux idées complotistes, qu’elles soient associées à la vaccination ou non, fait partie des rôles de l’école, et cela, parce qu’elle offre des connaissances, des outils et des démarches permettant aux jeunes d’apprendre à réfléchir et à construire leur propre point de vue sur les thèmes étudiés (ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2007; ministère de l’Éducation du Québec, 2001, 2006). Les connaissances en question peuvent être d’ordre scientifique ou technologique, bien sûr, mais aussi d’ordre historique, politique, économique, éthique, social, environnemental, etc. Comme tu me le rappelles souvent, en sciences et technologie, l’école enseigne par exemple les principes de base du fonctionnement des vaccins, offre des informations sur la nature des virus, sur leur transmission, sur leurs mutations, et ainsi de suite. Les outils enseignés concernent la pensée critique, l’argumentation, la recherche d’informations fiables, etc. Les démarches sont variées, mais en sciences et technologie, on retrouve entre autres la démarche de construction d’opinion (p. ex. au sujet du choix des mesures sanitaires à adopter), mais aussi la démarche de vulgarisation (p. ex. pour s’approprier ce qu’est la vaccination) ou la démarche expérimentale (p. ex. pour vérifier quel masque est le plus efficace).

Audrey : Mais il y a aussi une question de posture enseignante. Notre posture, lorsqu’on enseigne des thèmes qui sont associés à des idées complotistes, n’est pas la même que lorsqu’on enseigne d’autres thèmes. Tu parles alors, dans tes recherches en didactique de l’éthique et culture religieuse, de l’enseignement de thèmes sensibles.

Sivane : Oui. Les thèmes sensibles ont en commun d’être liés à l’actualité, de concerner les valeurs et les représentations sociales, d’engager des débats médiatiques et entre personnes expertes (parfois sur la nécessité même de les aborder en classe et la manière de s’y prendre) et d’être bien complexes à analyser (Hirsch et Audet, 2019). En d’autres termes, les thèmes sensibles sont ceux qu’on ne peut pas résoudre par une simple dichotomie entre deux postures de « pro » ou « anti »; de « pour » ou « contre ». Les thèmes associés à des idées complotistes entrent ainsi de facto dans les thèmes sensibles. Quand on enseigne de tels thèmes – qu’ils soient liés, ou non, aux sciences et à la technologie –, il importe d’abord d’éviter le mépris. Dire aux élèves que leurs idées sont irrationnelles est à mes yeux inutile, voire contreproductif. Il convient de réellement écouter leurs points de vue et de les amener à poursuivre leur réflexion, à se poser des questions, à discuter avec eux, à la manière de Stengers, dont tu parlais tout à l’heure. Afin d’y arriver, l’enseignante ou l’enseignant doit se donner le temps de réfléchir et se préparer à la diversité d’idées et de croyances qui pourraient être abordées en classe, mais aussi se permettre le droit à l’erreur (Hirsch, Audet et Turcotte, 2015). Nous n’avons pas réponse à tout, nous n’avons pas besoin de toujours agir à chaud. Il est tout à fait acceptable de reporter la discussion « au prochain cours », de prendre le temps de se préparer, de nuancer des propos qu’on a tenus la veille, etc. Enfin, il est pertinent de bien connaitre et de reconnaitre sa propre posture, ses prénotions – voire ses préjugés – et le « cadre théorique » dans lequel on se situe.

Audrey : Il est certain qu’en tant qu’enseignante de sciences, je n’ai pas nécessairement la même posture qu’une enseignante d’éthique et culture religieuse. De mon côté, je vais habituellement prendre le « parti » des sciences, en ce sens que je corrigerai une information qui est fausse, par exemple si une personne dit que les vaccins causent l’autisme (Maisonneuve et Floret, 2012).

Sivane : En éthique et culture religieuse, c’est plus compliqué. On s’attend que l’enseignante ou l’enseignant fasse preuve d’un devoir de réserve supplémentaire en cherchant à être impartial (Hirsch et Audet, 2019). Ainsi, si un élève laisse entendre que les vaccins causent l’autisme, l’enseignante ou l’enseignant d’éthique et culture religieuse devra poser des questions, l’inviter à chercher des informations, amener les élèves de la classe à débattre, etc., mais sans fermer la discussion en disant explicitement que cet énoncé est faux.

Ces différences de posture concernent ainsi notamment le moment où l’enseignante ou l’enseignant intervient lorsqu’il y a un risque de dérive. En science et technologie, il intervient plus rapidement que celui d’éthique et culture religieuse. Les deux interviennent habituellement lorsque des arguments sont problématiques, lorsque des personnes manquent de respect aux autres ou lorsque des idées discriminatoires (p. ex. racistes) sont véhiculées, mais seulement l’enseignante ou l’enseignant de sciences et technologie tendra à relever d’emblée les propos qui sont inexacts. Il arrive toutefois que des enseignantes ou des enseignants d’éthique et culture religieuse fassent quand même le choix d’intervenir dans cette situation.

Audrey : Si je résume nos propos, ce que nous suggérons, c’est de s’éloigner de l’idée selon laquelle il n’existe que deux voies possibles, la voie complotiste et la voie scientiste. Au contraire, il existe un ensemble de voies entre ces deux extrêmes d’un continuum, qui ont en commun de mener à un sain questionnement et à une réflexion de fond. Par diverses stratégies – éviter le mépris; se donner le droit à l’erreur; connaitre et reconnaitre ses propres préjugés, sa propre posture, son propre cadre théorique; intervenir au bon moment –, l’enseignante ou l’enseignant peut favoriser le choix d’une telle voie par les élèves.

Références

Collins, H. (2014). Are we all scientific experts now? Cambridge, MA : Polity.

De Serres, G., Grenier, J. L., Toth, E., Ménard, S., Roussel, R., Tremblay, M. et al. (2003). The clinical spectrum of the oculo-respiratory syndrome after influenza vaccination. Vaccine, 21(19-20), 2354-2361. https://doi.org/10.1016/S0264-410X(03)00094-X

Gagnon, M. (2021). Épisode 6 — L’école peut-elle (doit-elle) aider à contrer les idées complotistes chez les jeunes? En dialogue avec Sivane Hirsh et Audrey Groleau. Repéré à https://podcasts.apple.com/ca/podcast/épisode-6-lécole-peut-elle-doit-elle-aider-à-contrer/id1511407107?i=1000510453450&l=fr

Giry, J. (2017). Étudier les théories du complot en sciences sociales : enjeux et usages. Quaderni, (94), 5-11.

Groleau, A. (2017). Rapports aux experts et aux expertes scientifiques de futures enseignantes du primaire: Construction de quatre idéaux-types. Québec : Université Laval.

Groleau, A. (2019). Éviter autant la dérive relativiste que la dérive autoritariste en classe de sciences et de technologie à l’ère des fausses nouvelles. Spectre, 48(3), 18-20.

Hirsch, S. et Audet, G. (2019). Aborder les thèmes sensibles en classe: Enrichissement pour l’enseignant et pour les élèves. Repéré à https://www.edcan.ca/articles/themes-sensibles-en-classe/?lang=fr

Hirsch, S., Audet, G., & Turcotte, M. (2015). Aborder les sujets sensibles avec les élèves. Guide pédagogique. Montréal: Centre d'intervention pédagogique en contexte de diversité et la Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys.

Hirsch, S. et Groleau, A. (2020). Comment l’école peut aider à contrer les idées complotistes chez les jeunes. Repéré à https://theconversation.com/comment-lecole-peut-aider-a-contrer-les-idees-complotistes-chez-les-jeunes-147231

Maisonneuve, H. et Floret, D. (2012). Affaire Wakefield : 12 ans d’errance car aucun lien entre autisme et vaccination ROR n’a été montré. La presse médicale, 41(9), 827-834. https://doi.org/10.1016/j.lpm.2012.03.022

Ministère de l’Éducation du Loisir et du Sport (MELS). (2007). Programme de formation de l’école québécoise. Enseignement secondaire, deuxième cycle. Québec : MELS.

Ministère de l’Éducation du Québec (MEQ). (2001). Programme de formation de l’école québécoise. Éducation préscolaire. Enseignement primaire. Québec : MEQ.

Ministère de l’Éducation du Québec (MEQ). (2006). Programme de formation de l’école québécoise. Enseignement secondaire, premier cycle. Québec : MEQ.

Organisation mondiale de la Santé (OMS). (2018). Grippe saisonnière. Repéré à https://www.who.int/fr/news-room/fact-sheets/detail/influenza-(seasonal)

Stengers, I. (2020). Réactiver le sens commun: Lecture de Whitehead en temps de débâcle. Paris : La Découverte.

Temperton, J. (2020). How the 5G coronavirus conspiracy theory tore through the internet. Repéré à https://www.wired.co.uk/article/5g-coronavirus-conspiracy-theory

 

[i] Temperton (2020) montre par exemple bien les liens qu’il y a eu entre les groupes complotistes et antivaccins dans le contexte de la pandémie de COVID-19.

* Les idées présentées dans ce texte s’inspirent bien sûr de nos discussions tenues au quotidien (il pourrait presque s’agir d’une transcription!), mais aussi d’un texte que nous avons rédigé dans La Conversation (Hirsch et Groleau, 2020), d’une discussion que nous avons eue avec Mathieu Gagnon dans le contexte d’un balado (Gagnon, 2021) et d’un webinaire du Centre de recherche interuniversitaire sur la formation et la profession enseignante (CRIFPE) que nous avons présenté en janvier dernier intitulé L’école peut-elle aider à contrer les idées complotistes chez les jeunes? Réflexion sur le rôle de l’école et les moyens mis en œuvre pour y arriver. L’anecdote racontée est bien arrivée à Audrey Groleau. Tous les détails présentés à cet égard sont (malheureusement) vrais…